28 mars 2010

Note de lecture 2

L'hécatombe des fous - La famine dans les hôpitaux psychiatriques français sous l'occupation de Isabelle von Bueltzingsloewen. 

P. 284 - La rupture du lien social 
Outre la sclérose d'une institution encombrée qui, faute de moyens, peine à se réformer, l'hécatombe provoquée par la famine dans les hôpitaux  psychiatrique français sous l'Occupation révèle l'immense isolement social des aliénés internés.Il s'agit là d'un facteur d'interprétation primordial du drame de la guerre. Très peu d'internés peuvent en effet compter sur un ravitaillement familial suffisant pour compenser l'insuffisance calorique de la ration distribuée. En outre, contrairement à d'autres populations reléguées dans des institutions fermées, ils ne bénéficient pas de l'aide alimentaire distribuée par la Croix Rouge, le secours national ou par les associations caritatives.

Pourquoi les malades mentaux internés sont-ils restés à l'écart des circuits de solidarité familiale et collective ? De façon plus générale, pourquoi la situation tragique des hôpitaux psychiatriques n'a-t-elle pas fait scandale et entraîné des protestations, voire mobilisation, au-delà du cercle des aliénistes ? Pourquoi ces derniers n'ont-ils pas fait sortir leurs malades pour leur éviter une mort, sinon certaine, tout au moins probable ? 

Une pluralité de facteurs : P.285 "Si la survie des aliénés internés a dépendu de critères objectifs tels que la pathologie, le sexe, l'âge ou encore le statut (pensionnaire, travailleur), il convient de prendre en considération un autre facteur : l'existence ou au contraire l'absence d'un apport alimentaire d'origine familiale qui a également joué un rôle déterminant dans la survie des détenus des camps d'internement et des prisons, des vieillards des hospices mais aussi, dans une certaine mesure, des malades soignés dans les hôpitaux généraux. Certains aliénés échappent à la mort par inanition parce qu'ils sont ravitaillés par un proche qui vient régulièrement  leur rendre visite ou leur fait parvenir, à intervalles rapprochés, des colis de nourriture.
Antonin Artaud peut ainsi compter sur la "solidarité alimentaire" de sa mère et de sa sœur qui viennent régulièrement le visiter à l'asile.

Le cas connu de Camille Claudel est révélateur à cet égard. Internée au pensionnat de l'asile de Ville-Evrard le 13 mars 1913 - soit quelques jours après le décès de son père -, Camille Claudel est transférée au pensionnat de l'asile de Mondevergues-les Roses en août 1914. Les relations mère-fille sont très conflictuelles : Louise ne vient jamais voir Camille mais correspond régulièrement avec elle. Elle lui envoie aussi des colis de nourriture, Camille refusant obstinément le confort  de la première classe. A la mort de Louise, en 1929, Paul, frère cadet de Camille, continue de payer la pension de sa sœur. Mais il ne lui rend visite que de loin en loin, une fois par an en 1933, 1934, 1935 et 1936. Lorsque éclate la guerre, il se réfugie dans sa propriété de Brangues près de Grenoble (Paul à 71 ans).

A la date du 14 août 1942, il écrit dans son Journal : "Mauvaises nouvelles de ma sœur Camille tombée dans le gâtisme et q[ui] souffre des restrictions." Puis, à la date du 8 décembre 1942 : "Une lettre de Montdevergues m'avertit q[ue] ma pauvre sœur Camille va de plus en plus mal et me fait prévoir sa mort, q[ui] sera une délivrance, 30 ans de prison chez les fous, de 48 à 78 ans. Je me rappelle cadette jeune fille splendide, pleine de génie, mais ce caractère violent, indomptable !" Pour autant, il ne fait pas le voyage de Montdevergues où, d'après son Journal , il ne s'est pas pas rendu depuis août 1936. Le 10 mai 1943, une nouvelle lettre confirme la dégradation de l'état de Camille chez qui on craint des complications cardiaques. Le 18 août, Paul note : "Lettre de Nelly me parlant de ma pauvre sœur Camille q[u]'elle est allée voir à Montdevergues." Dans cette lettre, conservée dans le Journal, Nelly Méquillet, qui est la belle-mère d'une des filles de Paul Claudel, Marie écrit :

" Je suis allée voir votre sœur Camille, comme je vous l'avais promis - Elle est, en effet, en bien pitoyable état physique et sa vie ne paraît devoir se prolonger plus de quelques mois ou une année - Néanmoins elle reste aimable, gracieuse, et sa doctoresse et ses infirmières lui sont très attachées. Elle n'a plus d'angoisses mentales ni de manie de la persécution - Elle paraît en repos - Quand je lui ai dit que je venais de votre part - elle m'a prise les deux mains, me remerciant avec une effusion touchante - vous êtes la seule notion vivante qui lui reste de son passé - Si vous pouviez affronter ce voyage ( je sais que c'est dur, j'ai fait 24 heures de route restant en gare de 3h du matin jusqu'à l'ouverture (6h) des portes. Mais pour vous ce sera moins long. Si vous pouviez après les grosses chaleur, donner à votre sœur la joie de votre présence, sa fin s'en trouvera adoucie - Elle a de l'œdème provenant de carence alimentaire...
Sa doctoresse ne lui a remis qu'un petit paquet (par poste, c'est plus sûr) tous les quinze jours seulement, avec du beurre - œufs - sucre ou confiture - ou gâteau cake par exemple fait chez vous, de bonne qualité, de marchandise loyale, lui serait bien nécessaire - c'est difficile mais on arrive à faire des tours de force pour les pauvres malades - seulement 1/4 de beurre par quinzaine - au moins  - ce serait suffisant - à Brangues vous avez plus de facilités - Je vais voir votre sœur tous les jours, elle "dévore" ce que je lui apporte - un peu de lait de mon déjeuner, des raisins mais pas de beurre ici ! - Les œufs seraient très bien aussi. J'ai été heureuse de voir ce visage si reconnaissant, si épanoui pour une petite visite - Je l'ai embrassée pour vous, mon cher ami, et lui ai donné tout de suite toute ma sympathie."


On ignore si Paul envoie des colis à Camille. En revanche, alors qu'il n'a pas fait le voyage depuis sept ans, il se rend à Montedevergues les 20 et 21 septembre 1943, visite dont il rend compte en ces termes dans son journal : " Le directeur  Amer, me dit q[ue] ses fous meurent littéralement de faim : 800 sur 2000 ! La doctoresse sage et frêle. Camille dans son lit ! une f[emme]de 80 ans et q[ui] paraît bien davantage ! L'extrême décrépitude, moi q[ui] l'ai connue enfant et j[eune] fille dans tout l'éclat de la bonté et du génie ! Elle me reconnaît, profondément touchée de me voir, et répète sans cesse : Mon petit Paul, mon petit Paul ! L'infirmière me dit qu'elle est en enfance. Sur cette grande figure où le front est resté superbe, génial, on voit une expression d'innocence et de bonheur. Elle est très affectueuse. Tout le monde l'aime me dit-on. Amer, amer regret de l'avoir ainsi si longtemps abandonnée !"  Puis le 25 septembre : "Dans mon dernier voyage j'ai été frappé de ce large visage, de cet énorme front dégagé et sculpté par l'âge. Avons-n[ous] fait, les parents et moi, tout ce que n[ous] pouvions ? Quel malheur q[ue] mon éloignement continuel de Paris !"

Une fin tragique 
Camille Claudel meurt le 19 octobre à 14 h 15. A 11 heures, Paul reçoit un premier télégramme l'informant que sa sœur est très fatiguée et que ses jours sont en danger. Puis à 5 heures un second qui l'informe qu'elle est décédée et que l'inhumation aura lieu le lendemain. "Ma sœur ! Quelle existence tragique ! A 30 ans, quand elle s'est aperçue q[ue] R[odin] ne voulait pas l'épouser, tout s'est écroulé autour d'elle et sa raison n'y a pas résisté. C'est le drame de l'Age mûr", écrit-il à cette nouvelle. Camille est enterrée dans une fosse commune du cimetière du village de Montfavet, dont dépend l'asile. Aucun membre de la famille n'assiste à la cérémonie comme en témoigne cette lettre rédigée par l'aumônier de l'asile à l'intention de Paul le 20 octobre 1943 : "Mr l'Ambassadeur - c'est l'aumônier de M[ont]devergues q[ui] vient vous présenter ses condoléances tout d'abord et ensuite v[ou] dire q[ue] Melle Claudel a été bien soignée. - Bonne nature, bien élevée, elle était très aimée dans son quartier et les infirmières avaient pour elle b[eau]c[ou]p d'attentions. L'aumônier q[ui] v[ous] écrit allait la visiter souvent et il était toujours reçu d'une façon  charmante. Son agonie n'a pas été bien longue : elle s'est éteinte tout doucement après avoir reçu les sacrements. D'ailleurs elle communiait de t[emps] en temps et toujours avec une grande piété. Ses funérailles ont été bien convenables. Tout en étant un peu gêné pour organiser un service religieux dans un établissement comme M{ontdevergues], j'ai eu avec moi un confrère, prêtre alsacien, q[ui] l'a accompagnée au cimetière de Montfavet et q[ue]ques religieuses de la maison. Le prêtre célébrant partait la chape et le confrère était en surplis. "


Un cas non isolé 
Pourquoi Paul Claudel a-t-il laissé inhumer sa sœur dans une fosse commune ? Depuis la redécouverte, dans les années 1980, de l'œuvre et du destin tragique de Camille Claudel, la question a pris un tour polémique. La fin solitaire de Camille Claudel s'inscrit dans la continuité d'un isolement qui a duré 30 ans. Et que l'abandon de son corps scelle un processus de détachement familial qui s'est renforcé au fil du temps. 


Bien que le règlement des asiles prévoit la possibilité de sorties in extremis, de nombreux internés finissent leurs jours à l'asile. Si leur dépouille est parfois récupérée par leurs proches - y compris ceux qui ne se sont pas manifestés pendant des années - beaucoup sont enterrés sur place soit dans le cimetière de l'établissement, lorsqu'il en existe un...