15 mars 2012

La tête coupée de la Gorgone

 
« J’envie celles qui trouvent au début de leur existence un protecteur bienveillant au lieu d’un ennemi sournois et acharné : cela simplifie tout, le chemin se trouve tout tracé »[1]

Persée et la Gorgone, monument d’envergure est créé entre 1892 et 1901 pour le compte d’un mécène la comtesse de Maigret, alors que Camille a trente-cinq ans. Fatiguée jusqu’au désespoir selon l’expression de Mathias Monthardt, elle sera aidée d’ouvriers pour sa mise au point. Persée confirme l’hypothèse d’une composition autobiographique. 

Persée et la Gorgone est une œuvre majeure dans l’iconographie de Camille Claudel. Elle se présente comme le couronnement tout à la fois d’une victoire et d’une défaite. Les thèmes de l’amour, de la vie et de la mort sont contenus et  figés dans une tête de méduse sabrée et ensanglantée dont le dessin permet d’entrevoir ceux de celle qui en a modelé les contours. Ce jeu de miroir nous amène à reconsidérer le mythe dont elle s’inspire et dont elle s’approprie le sort malheureux.

Cette Gorgone mutilée est vaincue par un dieu victorieux, qu’elle façonne avec des traits d’adolescent d’une extrême beauté. Persée s’immobilise l’arme au poing, le regard droit, soulevant d’un geste triomphal celle qui fut la proie maudite d’une déesse à qui elle faisait ombrage, mais surtout pour sauver sa propre mère des griffes d’un homme malveillant, qui lui promis de lui laisser sa mère s’il lui ramenait la tête coupée d’une Gorgone. Selon la légende, cette Gorgone nommée Méduse aurait été une belle jeune fille, un peu trop fière de sa chevelure. Pour la punir, Athéna l'aurait changée en un paquet de serpents. Ayant connaissance du défi lancé à Persée, elle décida de l’aider à anéantir à jamais cette Méduse mortelle. Ainsi, par deux fois, le sort de cette Gorgone fut jeté. 

L’illustration de Persée et la Gorgone par Camille eut été une interprétation esthétique de plus, si elle n’avait pas doté de ses propres traits la Méduse décapitée. Ses yeux perçants et exorbités fixent son agresseur, qui prend soin de s’en détourner, attachant son regard sur son bouclier miroir pour ne pas être transformé en pierre, car la tête de Méduse conserve malgré sa décollation son pouvoir pétrificateur. Son visage immergé de souffrance et frappé d’horreur nous emporte là où Camille touche un réel nu, dépourvu d’apparat synonyme d’une déchéance et d’une lutte acharnée pour s’en écarter. Le miroir dans lequel son visage réfléchit, renvoie par ricochet les traits de son inspiratrice pétrifiés et semble corroborer le moment où peu à peu les ténèbres dans lesquelles Camille s’enfonce n’ont plus raison d’elle. Cette représentation de Persée, valeureux et encore tout vibrant de son exploit, un Persée vaillant d’avoir pu se rendre maître de ce qui lui permettrait de reconquérir l’amour d’une mère, asservie à l’amour d’un autre est une chose à jamais perdue pour Camille et se fige dans ce regard d’agonie au milieu d’un visage foudroyé d’un réel posé tel quel dans la pierre, signe sans équivoque d’un ravage originel entre elle et sa mère, qu’elle ne réussit jamais à traverser. 

La triangulation œdipienne reste intacte dans ce groupe de deux personnages où chacun joue à sa manière la partie de sa désaliénation. Mais en même temps, force est de constater que ce « Je » soulevé par Reine-Marie Paris  corrobore l’idée d’une unité, relative à l’image qu’entrevoit clairement Camille d’elle-même dans le miroir, c'est-à-dire un corps sans organe, qu’elle représente par la tête coupée d’une Gorgone terrifiée. Cette image est l’illustration d’une perturbation qui la touche intrinsèquement et que nous allons interroger afin de savoir pourquoi Camille télescope ses traits à ceux de la Méduse désarmée. Sans conteste, ceci attire notre attention sur une question centrale d’une forclusion et plus précisément de ce qui est forclos du symbolique et fait retour dans le réel. C’est ce réel que nous avons tour à tour tenté d’arborer et qui semble se déployer massivement dans cette représentation de Persée et la Gorgone. 

Dans l’Âge mûr, Camille  construit un montage qui paraît lui permettre de contenir au-delà de Rodin et de Rose, cette triade entre le symbolique, l’imaginaire et le réel, mais à travers lequel nous voyons déjà se déliter quelque chose dans le décrochage des mains de l’homme-Rodin et la jeune femme-Camille. De ce décrochage surgit la question d’un dé-nouage qui concerne un imaginaire qui ne tient plus par le symbolique, mais qui se trouve délité de toute la chaîne que Camille s’efforçait de faire tenir jusqu’alors. Avec Persée et la Gorgone, il n’y a plus d’équivoque dans ce qui se défait véritablement, représentation de cette femme défigurée et avilie par les souffrances et l’angoisse qui souligne quelque chose qui fait retour dans le réel. De toute évidence, cette tête coupée présentifie un réel. Ce bout de corps se montre comme l’effondrement d’un sujet vaincu par une force en délire que rien ne peut plus arrêter. Quelque chose ne tient plus et vient à manquer. Tout l’investissement libidinal que l’on perçoit dans l’Âge mûr se pose ici comme une rupture qui indique une tentative interrompue et l’aliénation capitale du sujet. Ce regard terrifiant particularise alors ce qui se déchaîne et qui marque un point d’angoisse que le fantasme ne parvient pas à contourner. Ces yeux imprégnés d’angoisse nous précisent donc qu’il y a un intolérable subit par le sujet qui le coupe de l’Autre. Cette image de la Gorgone souligne par voie de conséquence le miroir à travers lequel Camille ne se reconnaît plus dans l’autre. L’investissement narcissique de la jeune femme agenouillée dans l’Âge mûr nous conduit maintenant à corroborer l’idée d’une représentation première d’un investissement libidinal important que Camille a essayé de matérialiser comme ultime tentative de se reconnaître dans l’autre. Le décrochage semble s’être produit et sa capitulation effective marquée dans Persée et la Gorgone nous amène à reconsidérer la position subjective de Camille.

Quand Rodin quitte définitivement Camille, elle tombe et vient se coller à l’image d’une femme esseulée, position et manque constitutif chez sa mère sur laquelle elle vient à s’échouer ; c'est-à-dire sur l’image qu’elle a d’elle-même. Cette tête aux traits de Camille souligne donc un reste. Les enveloppes imaginaires ne se maintiennent plus et l’on a devant nous une structure en cadavre. 

L’Âge mûr qui introduisait, à partir du stade du miroir de Lacan, un premier narcissisme où il y avait encore une tentative de lier le nœud du symbolique de l’imaginaire et du réel, ici dans cette tête de Gorgone coupée nous faisons l’hypothèse que ce bout de corps tenu à bout de bras précise l’idée d’un reste dont le phallus (-φ)  démontre un manque qui vient à manquer chez le   sujet-Camille.  Le vide se déploie dans ce regard pétrifié et l’on devine que cet imaginaire ne s’accroche plus au symbolique, c'est-à-dire un imaginaire qui se délite et produit une forme décharnée, inconsistante et déliée. Ce regard statufié semble pourtant essayer de faire tenir, à grand-peine, ce qui s’effondre littéralement. La  représentation de ce corps morcelé est l’échec de ses tentatives épuisantes de maintenir les fondations de l’imaginaire. Le défaut du Nom-du-Père dans l’Autre du langage se pose, là, dans cette tête ensanglantée synonyme d’un décor crépusculaire où plus rien ne semble tenir au monde des vivants. Au fond, ce qui découle de cette construction c’est l’émergence de quelque chose qui touche en plein cœur le réel d’où nous pouvons entrevoir s’accomplir la chute certaine de son inspiratrice.
Paul Claudel saluera cette allégorie des plus beaux éloges comme à l'accoutumée, pourtant sa plume la décrit comme une ultime création, «  Cette figure sinistre en qui se dresse comme la conclusion d’une carrière douloureuse, avant que s’ouvrent les ténèbres définitives » dont la Gorgone est pour lui une « tête à la chevelure sanglante, l’image de la folie et du remord »[2]



[1] Lettre de Camille CLAUDEL à Gustave Geffroy, [1905], Anne RIVIERRE et Bruno GAUDICHON, Camille Claudel, Correspondance, Art et Artistes/ Gallimard, Edition 2003, p. 186

[2] Paul Claudel, « Ma sœur Camille » dans Musée Rodin 1951, p 12